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  • Désert de Ghoubbet-el-Kharab, Djibouti, 18 octobre 1995. Sur un parking, en haut d’une falaise, un homme gare son 4x4 Suzuki bleu, laisse son portefeuille dans la boîte à gants, sort du véhicule, ferme la portière, enjambe la barrière de sécurité, déboutonne et retire son short vert, regarde la mer. Il attrape le jerrican d’essence avec lequel il est venu, le porte au-dessus de sa tête, s’asperge. Il prend un briquet, et d’un geste de désespoir, l’allume. Il dévale la pente. Il meurt quinze mètres plus bas, freiné par un arbuste, en chien de fusil, des suites de ses brûlures. Cet homme c’est mon père, et c’est ainsi que son histoire aurait dû prendre fin : un fils, un mari, un magistrat français, Bernard Borrel, qui se suicide par le feu en Afrique. Voilà pour la thèse officielle. La vérité est tout autre. Je la dois à maman, à son combat acharné pour réhabiliter la mémoire de cet homme qu’elle aime encore. Aujourd’hui, elle a soixante-huit ans, elle est retraitée de la magistrature depuis peu. Elle n’a rien perdu de ses idéaux, ni de la force qui l’a menée à faire du nom de mon père celui d’une affaire judiciaire, politique, médiatique. L’affaire de l’assassinat par l’État français, d’un homme intègre et juste. Je pense souvent à lui. Je l’ai peu connu, j’avais huit ans. Face à son absence, je fais le tour des souvenirs, j’écoute celles et ceux qui ont eu la chance de croiser sa vie. Ils me confient, d’une voix unanime, sa droiture que rien ne savait dévier, son courage, sa passion pour son métier, guidée d’un élan de justice. Et la douleur vive que je porte, n’est pas tant celle de la perte, que de le savoir mort pour ce qu’il était : un homme au service de son pays. La France, qu’il jugerait, je crois, de ses grands yeux noirs dont j’ai gardé l’éclat. D’un regard portant sa colère et notre révolte face aux incohérences, aux manipulations, à la destruction de preuves, aux trahisons de magistrats, de journalistes, de médecins, d’amis. Aux pressions aussi, au déni de justice et à l'absence d’état de droit dans laquelle nous vivons. La France, que maman n’a jamais voulu renier. Cela fait trente ans qu’elle se bat et je me demande ce qu’il reste de nous, ce qui nous unit, elle mon frère et moi, par-delà l’histoire familiale qui nous a été volée. Je lui poserai un jour la question. Elle qui parle si peu de ses émotions. Elle qui a dû se construire contre une part d’elle-même, qu’elle a contenue, verrouillée. La part sensible, devenue l’ennemie, la voix qu’elle a été forcée de taire. La voix à laquelle elle est pourtant restée fidèle, qui lui permettra de vaincre, et qu’elle continue, je le sais, d’adresser à mon père, amoureuse en silence. C’est cette voix que ce récit, écrit sur la base d’entretiens que j’ai menés avec elle pendant un an, a la volonté de retrouver et de faire entendre. C’est moi qui écris, c’est maman qui parle, de son odyssée au coeur de la raison d’État. Acheter le livre